La science-fiction et l’anthropologie : des récits entrecroisés / 4

Par Martin Hébert

Ce texte a d’abord été publié dans la revue Solaris (2013, no 183).

Si l’on compare l’histoire des sciences sociales et celle des littératures de l’imaginaire, nous constatons qu’il s’agit de deux formes de discours qui se sont influencées mutuellement à de multiples reprises. Nous pouvons certainement documenter ces entrecroisements à une époque ou une autre. Le véritable intérêt de ces contacts, cependant, est de nous permettre de les mettre bout à bout pour constater à quel point ces deux domaines d’écriture, pourtant bien différents à première vue, se sont constamment nourris l’un à l’autre au fil de leur histoire. Dans ce texte, j’aimerais peindre à grands traits cette parenté qui remonte à plusieurs siècles.

Lisez la première, la deuxième et la troisième partie du texte.

Fonctionnalisme et livres-univers

Comme les livres de H. Rider Hagard (et de nombreux de ses émules) le démontrent, la vision évolutionniste du XIXe siècle était certes fertile pour l’imaginaire (tant scientifique que littéraire), mais comportait aussi une bonne part de racisme implicite et explicite. En fait, nous pouvons difficilement dire que la science fiction de l’Âge d’or est remarquable par son ouverture à la diversité culturelle, terrienne ou autre. Le space opera des années 20 et des années 30 était construit sur une notion claire du « nous » et du « eux » et sur l’opposition guerrière entre les deux[29]. Comme dans une part importante de l’anthropologie de l’époque, la différence phénotypique et culturelle sert de repoussoir, est une manière de dire ce que « nous » ne « sommes pas ». Mais peu à peu le discours s’effrite. Même s’il ne s’agit pas d’un texte de SF, Bilbo le Hobbit de J. R. R. Tolkien (1937) est néanmoins un texte important pour comprendre la transition qui s’opère dans les littératures de l’imaginaire, et dans les sciences sociales, à la fin des années 30. « L’Autre », l’exotique qui était à mettre à distance dans les récits classiques de la rencontre, commence à « nous » ressembler. Le plus ancien fragment de manuscrit de Bilbo le Hobbit conservé, quelques pages probablement écrites en 1930, nous ouvre une fenêtre unique sur le processus de création de la Terre du Milieu dans la mesure où des références explicites y sont faites à des lieux terrestres bien réels comme la Chine, le désert de Gobi et les Îles Shetland[30]. Comme l’écrit Rateliff : « Tels que Tolkien les avait conçus à l’origine, ses récits racontaient l’histoire mythique de l’Angleterre et des terres voisines, une vision qu’il n’a jamais complètement abandonnée.»[31]

De prétexte à l’action et à la confrontation, la différence culturelle devient ici un riche univers linguistique, mythologique et social à découvrir pour lui-même. L’histoire culturelle pratiquée par Tolkien, de toute évidence animée par sa passion pour la philologie, partage beaucoup de caractéristiques avec l’anthropologie culturelle de la première moitié du XXe siècle. L’intime imbrication entre la biologie et la culture, présente dans le découpage des races opéré par Tolkien, de même que la reconnaissance que chaque culture répond à des « besoins » déterminés par le milieu et la physiologie des êtres qui la créent fait écho aux théories fonctionnalistes de Bronislaw Malinowski[32]. En ce sens, une culture ne serait jamais supérieure à une autre. Chacune d’elles serait plutôt une adaptation, qui ne peut-être jugée que par rapport aux « besoins » d’un groupe en particulier. La description que fait Tolkien de la langue des orcs et des gobelins est plutôt évocatrice à cet égard :

« Les orcs et les gobelins avaient des langages propres, aussi hideux que toutes les autres choses qu’ils fabriquaient ou utilisaient; et puisqu’un vestige de bonne volonté, et véritable pensée et perception, est nécessaire pour maintenir même un vil langage en vie et utile pour réaliser même de basses actions, leurs langues étaient extrêmement diversifiées dans leurs formes, et étaient mortellement monotones dans leur utilité, loquaces seulement dans l’expression de l’agression, de la haine et de la peur.»[33]

En un mot, la langue des orcs et des gobelins nous est peut-être exécrable, tout comme les actions de ces êtres violents peut nous révulser, mais c’est une langue qui leur convient. Elle est, en un mot, fonctionnelle pour ces êtres, adaptée à leurs besoins. À l’époque, cette ouverture d’esprit, ce relativisme culturel, était une avancée certaine par rapport au racisme ambiant, si prompt à déshumaniser les pratiques qui déviaient du cadre morale rigide de la société bourgeoise occidentale. Chez Tolkien, même les orcs et les gobelins se voient attribués l’indispensable « bonne volonté », « pensée » et « perception » propres à l’être doté de culture.

La convergence entre l’histoire culturelle des créateurs de livres-univers[34] et l’anthropologie fonctionnaliste allait devenir encore plus étroite à mesure que cette vision de la culture comme une réponse adaptative aux besoins d’un groupe déterminés par sa biologie et son environnement allait cristalliser autour d’un ensemble bien particulier de déterminants, soit les contraintes imposées par l’écosystème. L’écologie culturelle allait, dans les années 1950, mais surtout les années 1960, devenir un paradigme tout à fait central dans la création d’univers science-fictionnels. Alors que chez Tolkien, les déterminants raciaux et sociaux jouaient encore un rôle important dans le façonnement des cultures décrites, chez les auteurs influencés par l’écologie culturelle ces derniers, spécialement les déterminants « raciaux » allaient être écartés pour laisser une place encore plus importante aux pressions de l’environnement.

L’exemple archétypique de cette adéquation entre culture et environnement est certainement celui des Fremen inventés par Frank Herbert dans Dune et ses suites. Ce « peuple du désert », pourtant constitué à l’origine d’un stock génétique humain, va développer une culture, une religion, une langue et une structure sociale qui lui est propre et qui répondent tous à l’impératif de survivre dans l’environnement désertique de la planète Arakis. L’étude de la « manière dont le changement culturel est induit par l’adaptation à l’environnement » doit beaucoup à Malinowski, mais a été formalisée par l’anthropologue américain Julian Steward en 1955[35], c’est-à-dire à l’époque où Herbert commençait à travailler sur son Dune, publié en 1965. La veine « adaptationiste » qui mène du fonctionnalisme à l’écologie culturelle des années 50-60 pourrait être suivie dans ses développements ultérieurs comme le matérialisme culturel[36], la sociobiologie[37], voire la psychologie évolutive. Toutes ces applications de la théorie darwinienne à l’évolution culturelle trouvent leur pendant dans la science-fiction. S’éloigant des « films d’insectes géants radioactifs» des années 50 et 60, dont le film Them! de Gordon Douglas (1954) est sans doute l’archétype, les sociétés d’insectes dépeintes sous l’influence de la sociobiologie deviennent de plus en plus complexes et anthropomorphiques. Vingt ans après Them!, les fourmis de Phase IV (Saul Bass, 1974) sont dotées d’une intelligence considérable, d’une capacité de compréhension du fonctionnement de la technologie et d’une pensée stratégique. Si l’évolution de la culture n’est qu’une question d’adaptation au milieu, alors il n’y a plus de raison pour que la culture soit le propre de l’humain.

Them! 1954

Image tirée du film Them! (1954) Source : Creative Commons sur Flickr.

Dans la science-fiction francophone, ces développements des sciences de la culture convergeront avec des fictions spéculatives, ou allégoriques plus anciennes. Les ouvrages de Maurice Maeterlinck sur les insectes sociaux comme La Vie des abeilles (1901), La Vie des termites (1927) et La Vie des fourmis (1930) contiennent déjà cette anthropomorphisation, mais sans que la « ressemblance » ne soit inscrite dans une théorie du développement de la culture proprement dite. Dans son roman Les Fourmis, Bernard Werber fera converger les deux courants, l’allégorie animalière et la mise en récit sociobiologique.

Qu’il s’agisse de mondes fantaisistes comme la Terre du Milieu, d’hétérologies humaines comme celle du monde de Dune, ou de voyages plus étranges encore au cœur de xéno-cultures, le paradigme fonctionnaliste et le relativisme culturel qui lui est associé nous invitent à découvrir chaque culture « pour elle-même ». La notion voulant que chaque culture, humaine et non humaine, soit une réponse adaptative à la physiologie et à l’environnement des êtres qui la produisent fut, en effet, une réponse efficace contre le racisme (ou l’espècisme…) de la science fiction de l’âge d’or.

L’un des nombreux points charnières entre les deux paradigmes est certainement le roman La Stratégie Ender d’Orson Scott Card (1985), d’abord publié comme nouvelle en 1977. Le récit de Ender est une inversion consciente et évidente de l’un des romans les plus militaristes et xénophobes de l’histoire de la SF, Étoiles, garde-à-vous!, de Robert A. Heinlein (1959). Aux « Cafards » (Bugs) de Heinlein, ennemis déshumanisés s’il en fut, Card oppose les « Doryphores » (Buggers). Les deux espèces sont redoutables, insectiformes, et en guerre contre l’humanité. Mais alors que chez Heinlein, les Cafards ne seront jamais guère plus que ces êtres sauvages contre lesquels seule la violence est la réponse appropriée, chez Card les fondements moraux du « xénocide » quasi-total que commettront les humains contre les Doryphores (exterminant la race entière en n’en laissant qu’une seule vivante) seront rapidement questionnés et condamnés. Le roman se termine par la prise de parole de cette survivante :

« Si seulement nous avions pu vous parler, dit la reine à travers Ender. Mais comme ce ne fut pas possible, nous ne vous demandons qu’une chose : que vous ne vous rappeliez pas de nous comme d’ennemies, mais plutôt comme des sœurs tragiques, vêtues d’une forme hideuse par le destin, ou Dieu, ou l’évolution. Si nous avions échangé un baiser, nous aurions connu un miracle qui nous aurait rendues humaines aux yeux l’une de l’autre. Nous nous sommes plutôt entretuées. Mais nous vous accueillons maintenant comme amies. Entrez dans nos maisons, filles de la Terre, vivez dans nos tunnels, récoltez nos champs; ce que nous ne pouvons plus faire, vous nous aiderez à le faire avec vos mains.»[38]

À la fin du roman, nous comprenons que la différence entre « nous » et cet ennemi si répulsif au premier contact, si physiquement hideux, n’est qu’une question de destin… ou d’évolution. La façade du récit héroïque de défense de la Terre, comme la façade du récit héroïque du colonialisme qui se targuait de porter la « civilisation », s’effrite et révèle son vrai visage : celui d’une tragédie[39]. Mais là ne s’arrêtera pas le récit d’Ender, loin s’en faut. Ce n’est pas tout de reconnaître la différence, de lui attribuer un sens, mais encore faut-il apprendre à cohabiter dans le respect de cette différence. En sciences sociales comme en science-fiction, le relativisme culturel peut facilement se transformer en une vision isolationniste. Chacun sur sa planète, chacun retourne dans ses terres à la fin de l’aventure, chacun est condamné à reproduire sa culture à l’identique, sous peine d’être accusé d’avoir perdu son « authenticité ».

Dans les années 60 et 70, les limites du paradigme « adaptationiste » et relativiste se font sentir de toutes parts. Aussi séduisante que puisse sembler cette idée que la culture est une réponse aux besoins physiologiques et environnementaux d’une espèce, et que pour cette raison elle n’est jamais moralement bonne ou mauvaise de manière absolue; pas plus que d’être bipède n’est moralement inférieur ou supérieur à être quadrupède, il n’est reste pas moins que ce constat est insuffisant[40]. Pour reprendre les mots de l’anthropologue britannique Edmund Leach, les cultures ne peuvent par être examinées et classées comme une collection de papillons : isolées les unes des autres, étiquetées proprement, et admirées comme de simples illustration d’une « adaptation » moralement neutre. Ce n’est ni l’esprit des sciences sociales, ni l’esprit des romanciers. Les cultures et les sociétés sont traversées par toutes sortes de tensions, internes et externes. Il existe des contradictions de valeurs, des inégalités, des formes de discriminations. Les cultures et les sociétés réelles s’articulent les unes aux autres, connaissent l’hybridité, le métissage. Au cours de cette période, les auteurs de SF affirmeront de plus en plus cette réalité, tant dans leur identité que dans leurs œuvres.

Ce texte est publié sous forme de série. Lisez la suite demain!

Martin Hébert est professeur titulaire au département d’anthropologie de l’Université Laval (Québec, Canada) et auteur de science-fiction. Dans ses travaux anthropologiques il aborde principalement les rapports entre les imaginaires et le politique. Il s’intéresse à cette intersection en étudiant des conflits, des mobilisations et des propositions de transformations sociales qui marquent la vie politique de peuples autochtones d’Amérique latine et du Québec. Il est membre du GRIPAL et du CIÉRA. En 2001, il reçoit le prix Solaris de création littéraire pour sa nouvelle “Derniers Jours”. Il a siégé sur le jury du prix Jacques-Brossard–Grand Prix de la science fiction et du fantastique Québécois à deux reprises depuis 2010. Il peut être rejoint par courriel à Martin.Hebert@ant.ulaval.ca ou sur Linkedin.

 

29. Gardner Dozois et Jonathan Strahan, « Introduction », dans The New Space Opera, New York, Eos, 2008 p.3.

30. John D. Rateliff, The History of the Hobbit, Part One: Mr.Baggins, Boston, Houghton Mifflin, 2007, p.9. Le passage en question fait dire à Bilbo « Dites-moi ce que vous attendez de moi, et je le tenterai – même si je dois marcher d’ici au grand désert de Gobi et combattre les Vers à soie Sauvages des Chinois. » [ma traduction]

31. John D. Rateliff, op. cit., p. 17

32. Bronislaw Malinowsi, A Scientific Theory of Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1944, p.175

33. J. R. R. Tolkien, The Peoples of Middle-Earth (Christopher Tolkien, Éd.), Boston, Houghton Mifflin, 1996, p.21, [ma traduction]

34. Laurent Genefort, Architecture du livre-univers dans la science-fiction, Thèse de doctorat, Université de Nice- Sophia Antipolis, 1997. Voir page 32 pour une définition du livre-univers et de son lien avec la SF.

35. Julian Steward, Theory of Culture Change: The Methodology of Multilinear Evolution, Chicago, University of Illinois Press, 1955

36. La figure de proue du matérialisme culturel est sans contredit l’anthropologue américain Marvin Harris. Son manuel d’introduction à l’anthropologie Culture, People, Nature : An Introduction to General Anthropology (5ième édition, New York, Harper and Row, 1988) est singulièrement biaisé en faveur de cette perspective. L’auteur a, par ailleurs, publié plusieurs volumes d’essais composés d’explications matérialistes données à une grande diversité de traits culturels retrouvés chez les humains.

37. D’abord surtout associée à l’étude comparative des comportements animaux dans une perspective darwinienne (éthologie) chez des auteurs comme Konrad Lorenz (L’Agression, 1963; Evolution and Modification of Behaviour, 1965) et Desmond Morris (Le Singe nu, 1967), la sociobiologie s’intéressera de plus en plus à l’évolution génétique et à ses liens avec les comportements « culturels ». Les travaux de E.O. Wilson (The Insect Societies, 1971 ; On Human Nature, 1978).

38. Orson Scott Card, Ender’s Game, New York, TOR Books, 1985, p.322 [Ma traduction]

39. Gregory M. Pfitzer, « The Only Good Alien in a Dead Alien: Science Fiction and the Metaphysics of Indian-Hating on the High Frontier », Journal of American Culture, 1995, pp.51-67

40. Pour une discussion des limites du relativisme culturel en science-fiction appliquée à un univers donné, voir le chapitre « Cultural Relativism » dans The Ethics of Star Trek, par Judith Barad et Ed Robertson, 2001, pp.3-24

About Marie-Pierre Renaud

I am an anthropologist living in Quebec city, Canada. I specialize in native studies and anthropology of health. I am a geek. I founded and now co-manage The Geek Anthropologist blog. I am working on transforming my memoir into a book and journal articles. I like to knit while watching Star Trek. Reach out to me for collaborations! https://mariepierrerenaud.co/

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