Entrevue avec Martin Brouard, producteur exécutif du jeu Chariot

Par Marie-Pierre Renaud

Bonjour chers lecteurs!

Jusqu’au 14 février, The Geek Anthropologist mène une enquête auprès de ses lecteurs et offre aux participants la chance de gagner une copie du jeu vidéo Chariot pour la console de leur choix. Nous sommes emballés de pouvoir partager ce jeu magnifique et très rigolo avec nos lecteurs. Il a été développé par le plus important studio de jeu vidéo indépendant du Canada, Frima Studio, qui est basé à Québec.

Martin Brouard, producteur exécutif de Chariot, a gentiment accepté de répondre à quelques questions au sujet de ce jeu. Il aborde notamment le processus créatif de l’équipe ayant développé Chariot, les représentations de la diversité dans les jeux vidéos et le choix de mettre de l’avant un personnage principal féminin.

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MPR : Quel est votre rôle au sein de Frima et de l’équipe de Chariot?

MB : Je suis producteur exécutif chez Frima depuis près de 7 ans. Je suis responsable, entre autres choses, du jeu Chariot. J’imagine que le rôle de producteur exécutif change selon les endroits, mais dans mon cas, je suis au cœur de l’initiation de nouveaux projets. Donc, je travaille au sein de Frima Originals. Il s’agit du département de Frima qui crée nos propres produits, nos propres marques, nos propriétés intellectuelles. Mon travail consiste à identifier des projets intéressants qui viennent soit de moi, soit de collègues qui nous proposent des idées à travers le programme Frimagination ou à travers, tout simplement, des séances de remue-méninges. Une fois un projet identifié, mon travail est de monter des demandes de financement. Chez Frima, la plupart des projets de financement sont présentés au Fonds des médias du Canada, plus précisément au fonds expérimental du Fonds des médias du Canada. Une fois que le financement est obtenu, je dois assurer la production du jeu. Je supervise les chargés de projets et toute l’équipe. Je m’arrange vraiment pour avoir « les deux mains dedans » : je suis très, très impliqué tant sur le plan créatif que financier.

Moi-même, je me considère comme un geek vraiment intense. Tous les clichés du geek, du moins la plupart d’entre eux, me correspondent bien je pense. J’ai déjà travaillé en cinéma, et j’étais cinéaste auparavant. J’ai travaillé pour un festival de cinéma, notamment. J’ai une grande culture populaire. J’ai toujours été de l’avis que c’est important d’avoir une culture populaire qui dépasse l’univers des jeux vidéo pour créer de bons jeux, ou de connaître simplement le cinéma pour faire des bons films. J’ai un bagage important en culture populaire, que ce soit en bandes dessinées, comic books, théâtre, littérature ou cinéma et j’essaie d’amener ça dans les jeux vidéo que je produis.

Donc, je m’implique sur le plan créatif, oui, mais je suis aussi le client. Chez Frima nous travaillons souvent avec des clients et j’agis comme un client à l’interne. Évidemment, je travaille avec tous mes collègues, mais c’est un peu comme si j’étais un client qui demandait à Frima de créer le jeu que je désire pour moi.

Le cas de Chariot est particulier parce que l’idée de ce jeu est venue d’un programmeur qui s’appelle Philippe Dion qui est aussi très, très créatif. Il avait une vision d’une mécanique de jeu. En réalité, son idée n’était pas qu’une mécanique : il souhaitait créer un jeu d’exploration axé sur l’utilisation de la physique et sur une réelle coopération. C’était quelque chose qu’il recherchait : il disait qu’il cherchait des jeux où les joueurs doivent vraiment coopérer et qu’il n’en trouvait plus beaucoup depuis les dernières années. Il s’est présenté à moi avec cette idée et elle m’a emballé. J’ai libéré un peu de budget pour qu’il puisse créer un prototype. Quand nous avons essayé ce prototype, nous avons réalisé qu’il était vraiment amusant. Nous nous sommes dit : « C’est certain qu’on va vraiment avoir du fun avec ce jeu-là! ».

Donc, ça a été Philippe qui a amené l’idée et c’est lui qui a été le porteur de ballon tout le long du projet. C’est-à-dire qu’il était un peu l’équivalent du réalisateur. C’était sa vision que nous menions à bien. J’ai beaucoup participé sur le plan de l’histoire, de certaines mécaniques de jeu, etc., donc nous avons vraiment travaillé ensemble. Mais au bout du compte, c’était son bébé selon moi. Nous avons travaillé de cette manière-là et cela a très bien fonctionné. Nous sommes très contents des résultats. Nous avons réellement réussi à produire le jeu que nous voulions créer. Honnêtement, avec le recul, il y a des choses que nous aimerions changer, évidement. Nous nous étions demandé par rapport à certains éléments si nous devions les inclure ou non, mais éventuellement nous avons dû prendre des décisions et aller de l’avant. Il y a certains choses que je changerais, mais ce sont des éléments mineurs. En général le jeu est exactement celui que nous voulions créer.

MPR : Le point de départ a donc été une mécanique de jeu ?

MB : Oui, tout est vraiment parti d’une mécanique de jeu. C’est-à-dire que l’idée d’un jeu coopératif est venue à Philippe et il m’a proposé l’idée de personnages qui tirent un chariot entièrement physicalisé en utilisant des cordes qui permettent de lui donner du momentum et de changer son inertie. Cette idée était vraiment au cœur du jeu. Comme je le disait précédemment, une fois que nous avons testé le prototype, nous avons tout de suite vu qu’il avait du potentiel et qu’il était unique, car aucun autre jeu n’utilise cette mécanique. Donc, tout a commencé avec cette mécanique et ensuite, il a fallu trouver des idées pour mettre cela en contexte parce que ça n’était pas évident.

 

MPR : Comment en êtes-vous venus à l’idée de la princesse qui tire le cercueil de son père?

MB : Au terme d’une longue période d’essais et erreurs. Au tout début, le jeu était l’histoire d’un ex-prisonnier dur à cuir et de son ami louche qui était une sorte de magicien grenouille anthropomorphe. Les deux travaillaient pour une guilde de cochers et ils essayaient de ramasser des trésors pour faire avancer l’effort de guerre du royaume. Nous avons essayé toutes sortes de choses par la suite, puis nous avons réalisé que toute l’histoire du royaume était de trop et n’était pas essentielle. Nous avons donc coupé tout cet aspect du jeu. Plus tard, nous en avons conclu que nos personnages n’étaient pas aussi intéressants que nous le souhaitions. Nous avons participé à des séances de remue-méninges avec des gens de l’équipe, mais aussi d’autres collègues qui ne travaillaient pas sur le projet. Nous avons passé une journée entière à nous creuser les méninges pour trouver quelles idées nous voulions véhiculer avec ce jeu. Nous avons identifié toutes sortes de choses en travaillant ainsi.

À un certain moment, j’ai eu le désir de pousser l’idée d’une relation père-fille. J’ai trois filles et je joue souvent à des jeux vidéos avec elles. Je trouvais que l’idée de la relation père-fille était intéressante et c’est quelque chose qu’on ne voit pas beaucoup dans les jeux vidéo. De plus, présentement dans l’industrie il y a une belle mouvance vers la diversité et l’inclusion et un effort de sortir des réflexes habituels qu’on voit généralement les équipes suivre. Différents studios font ces efforts et je veux qu’on fasse ces efforts-là aussi. Donc, au départ je me suis dit que ça pourrait être le roi et la princesse qui se promènent dans les cavernes en transportant une caisse et en essayant de récupérer des trésors. Ça aurait été la relation entre le roi et la princesse qui aurait été mise de l’avant alors qu’ils apprennent à se connaître dans ce voyage. Mais ça ne réglait toujours pas le problème suivant : pourquoi il traînaient-ils une caisse? C’est vraiment à ce moment là que j’ai suggéré l’idée que le chariot soit en fait le cercueil du roi et que le roi soit présent comme un fantôme super agaçant. Il est une sorte de figure paternelle un peu aggressante, l’espère de vieux bougon que je suis. Ce sont des idées qui étaient sorties comme ça, mais avec le recul j’y repense et ça me fait bien rire.

Puis, on s’est dit qu’on pourrait amener un autre personnage et c’est l’idée d’un fiancé que nous avons retenue plutôt que celle d’un frère ou d’un prince parce qu’on trouvais ça amusant que le roi agisse un peu comme à titre de chaperon dans cette expérience que partagent la princesse et son fiancé. On trouvait que l’absurdité de ce concept était vraiment superbe, et c’est effectivement une des choses qui plaît le plus. Selon les critiques du jeu qui ont été faites, la chose sur laquelle tout le monde tripe unanimement c’est le délire de cette histoire qui n’a aucun sens, mais qui est tellement drôle en même temps. Évidemment, si le jeu avait été créé avec des graphismes très réalistes, il aurait été très sordide, mais il est au contraire très humoristique.

Donc, c’est vraiment de là que nos idées sont venues : de différentes séances de remue méninges qui ont finalement donné ce résultat. Mais cela a prit énormément de temps. Nous nous sommes cassé la tête sur l’histoire de ce jeu-là très longtemps. Au bout du compte nous avons décidé que c’est le chariot qui attire les trésors et non les personnages et tout est est tombé en place. Nous avons trouvé notre concept actuel et nous avons pensé : « ça marche! C’est absurde, mais c’est parfait! ». Et on a créé Chariot avec ça!

MPR : Donc vous vous êtes inspiré de votre relation avec vos filles?

MB : Légèrement. Le fait que j’ai des filles et que je sois un père, j’ai projeté ça un peu dans le délire. C’est une idée qui m’est venue peut-être à cause de ça, mais je ne me suis pas dit « j’ai des filles alors on va faire ça ». J’imagine avec du recul que c’est certain que c’est de là que l’idée m’est venue. Je suis comme tout le monde, j’essaie de faire mon travail de parent comme il faut, mais je suis bougon et je chiale. Je ne vais pas nécessairement être le beau-père le plus cool si la personne qui a choisi ma fille n’est pas de mon genre. Je vais lui faire passer des test! On se dit tous cela quand on est père de filles! Je trouvais que d’apporter ce genre de personnalité là au roi, ça pourrait être le fun. De toute façon nous voulions créer un jeu d’atmosphère, un jeu d’exploration où il y a des grands moments de silence, où on passe vraiment du temps à admirer, à s’émerveiller de la beauté des décors. Et de temps en temps un il y a un peu d’humour, un petit comic relief : c’est le roi qui dit une niaiserie.

Nous ne voulions pas faire parler les personnages parce que cela aurait été complexe de créer différentes interactions avec le roi selon que les joueurs jouent seuls en choisissant l’un ou l’autre des personnages. C’était aussi une question de budget et nous ne voulions pas faire de Chariot un jeu dont les personnages parlent constamment. Le squelette et le roi parlent, ce sont des personnages non-jouables et ils servent vraiment à ajouter un peu d’humour. Le roi en particulier fait progresser la narrative puisqu’il n’est jamais satisfait de l’endroit où il va être enterré. C’était ça aussi notre idée, l’idée de « Your princess is in another castle ». Nous voulions garder le même principe mais en faire un clin d’œil humoristique : la tombe du roi ce n’est pas ici, elle est plus loin. C’est l’idée de repousser la mort : le roi est déjà mort, mais il s’acharne quand même.

MPR : Autrement dit, l’idée d’un personnage féminin comme personnage principal était directement lié à l’idée d’explorer la relation père-fille?

MB : Oui, tout à fait, je trouvais cela important. Nous avons longtemps eu deux personnages masculins dans le jeu. Éventuellement, deux filles de notre entreprise ont posée la question « pourquoi n’ajoutez-vous pas une fille? ». Cela a causé un débat et pour certaines personnes ça n’avait pas rapport. Mais pourquoi pas? Assez rapidement, je me suis rangé à cette idée : pourquoi pas? Il faut se poser la question. Par défaut, nous créons des personnages masculins, comme tout le monde. Je trouvais que le débat arrivait aussi à ce moment là dans l’industrie du jeu vidéo. En fait, nous avons pris la décision relativement tôt, avant que cela éclate au grand jour et que les grand débats commencent. J’étais très content que nous ayons pris cette décision parce que nous étions relativement avant-gardistes dans cette mouvance. J’ai des filles, elles aiment énormément les jeux vidéos et elles sélectionnent des personnages féminins quand elles jouent. Moi aussi je fais souvent ça et c’est peut-être un peu étrange, mais beaucoup d’hommes sélectionnent des personnages féminins quand ils jouent. Il y a aussi bien des filles qui sélectionnent des personnages masculins. Alors, pourquoi ne pas donner le choix? Pourquoi pas?

De plus, je trouvais que ça amenait une relation plus intéressante dans le jeu de présenter un personnage féminin. Notre personnage du fiancé n’est pas non plus le douche-bag qu’on voit souvent dans les films de princesses. Notre personnage est un gars correct, il est plein de bonne volonté. Ce n’est pas qu’il n’a peur de rien : la princesse n’a peur de rien dans le jeu, lui est plutôt inconscient, il n’a pas de problèmes. Il passe un bon moment avec sa fiancée, tout simplement. Il ferait n’importe quoi pour lui faire plaisir et il est toujours de bonne humeur. D’ailleurs, même lorsque nos personnages sont suspendus au dessus de la lave, ils ont de gros sourires. Ils sont tout le temps contents, peu importe ce qui se passe… Sauf quand ils arrivent à une tombe pour se recueillir et que le roi n’est pas content. Ils sont alors un peu découragés. Ils ont hâte d’être seuls!

MPR : Ainsi, à l’origine vous aviez créé deux personnages masculins, puis deux filles de votre équipe ont proposé d’ajouter un personnage féminin et cela a suscité des débats. De quels débats s’agissait-il?

MB : Je n’étais pas toujours présent mais je sais qu’il y a eu quelques discussions intenses à ce sujet. Bien entendu, à l’époque, nos personnages étaient très loin de ce qu’ils sont actuellement. Donc, bien que l’idée du personnage féminin était intéressante, il fallait savoir comment amener l’idée, quel serait le contexte. Lors d’une séance de remue-méninges, toutefois, nous nous sommes rapidement enlignés pour créer un personnage féminin et un personnage masculin et nous avons décidé d’essayer de développer l’histoire par la suite. Donc, au départ, nous avons pensé à créer le personnage de la princesse et de son père et c’est vraiment à ce niveau que je trouvais ça intéressant d’avoir un personnage féminin. Mais oui, la bougie d’allumage c’est une responsable du marketing et une designer graphique qui ont lancé ça à la boutade. Elles ont proposé ça à l’équipe parce que la designer graphique venait juste de joindre l’équipe et la responsable du marketing lui faisait visiter les bureaux et lui présentait l’équipe. Je pense qu’elles ont simplement dit : «  vous devriez créer une fille à la place ». Ce sont des conversations de coin de la table, mais finalement il y a eu un déclic.

Pourquoi rejeter ça du revers de la main systématiquement? En gros, le réflexe de base, et malheureusement, je pense que c’est comme ça dans la plupart les compagnies de jeux vidéos, quand quelqu’un dit « pourquoi est-ce qu’on ne créer pas un personnage afro-américain, féminin ou LGBT? », les gens vont dire « ah non! Ça n’a pas de bon sens! » À la limite, si quelqu’un du secteur marketing estime que cela va faire diminuer nos ventes, on peut discuter avec cette personne du fait que 50% des gens sont des femmes, que beaucoup de personnes afro-américaines et de LGBT font partie de nos clients et que ces personnes vont peut-être être très contentes de voir de tels personnages dans nos jeux. Donc l’argument marketing ne tient pas le bout selon moi.

Mais ce que je trouve dommage c’est quand les gens ont ce réflexe sur le plan créatif. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, généralement, c’est simplement que c’est tout le temps la même chose. On joue à jeux vidéos et on se fait servir les mêmes choses depuis longtemps, donc on n’a pas tendance à expérimenter. Selon moi, il est encore assez tôt dans l’histoire des jeux vidéos. Je suis un grand fanatique de littérature, de cinéma, de bandes dessinées, comme je le disais plus tôt, et je pense qu’on n’est pas rendus très loin dans l’évolution des jeux vidéos. On parle de jeux comme The Last of Us et Uncharted comme étant des grands chefs-d’œuvre. Ce sont de super bons jeux et je les adore, mais sur le plan narratif ils ne se comparent pas avec les grands films de l’histoire du cinéma. Si on veut faire une comparaison avec un film, ils sont plutôt l’équivalent d’Indiana Jones : c’est génial, c’est un bon film d’action, super! Est-ce qu’on a déjà créé des jeux vidéos qui sont l’équivalent d’un œuvre vraiment forte? Rien ne se compare avec du (Ingmar) Bergman du tout, on n’est pas dans le (Andrei) Tarkovsky, et bien d’autres œuvres qui sont vraiment à s’ouvrir la tête. Il n’y a pas d’équivalent d’Inception dans les jeux vidéos. On en est encore à l’équivalent des films de superhéros et du gros divertissement.

Tranquillement, avec les jeux indépendants, il y a présentement de très belles choses qui sont produites. C’est l’équivalent selon moi de la Nouvelle Vague en France, moment où la politique des auteurs prends tout son sens. C’est ça qui me fait triper, c’est vraiment ça qui m’intéresse. C’est ce qui m’intéresse en cinéma et en bandes dessinées, c’est ce qui m’intéresse dans le jeu vidéo. Je trouve que c’est le fun de voir tout ça, mais ce n’est pas encore installé. Mais il y a des jeux indépendants qui connaissent du succès financier, alors les gens réalisent qu’il y a un potentiel. Mais il y beaucoup à apprendre et beaucoup de choses à faire.

MPR : Pouvez-vous nous situer un peu dans le temps? Vous dites que vous avez choisi de créer un personnage féminin avant que les débats à ce sujet commencent dans l’industrie du jeu vidéo. Quand avez-vous commencé à travailler sur Chariot?

MB : Ça fait trois ans qu’on travaille sur Chariot. D’abord, Philippe Dion est venu me proposer l’idée. Ensuite, il a fallu quelques semaines pour préparer un prototype. Faire la demande de subvention et attendre les réponses a représenté une période de six mois. Quand nous avons obtenu le financement, nous avons eu besoin d’une autre période de temps de monter l’équipe et commencer à travailler. Après les 6 premiers mois de production, qui ont été un peu tout croches, nous sommes retournés à la table de dessin. Nous fait quelques ajustements à notre équipe, car ça ne fonctionnait pas tout le temps. Il y avait beaucoup d’incertitudes. Ce n’est pas un projet qui a très bien débuté. Ça a été difficile. Ensuite, nous avons produit ce jeu en partie avec notre propre engin, à l’interne, et l’engin n’était pas encore totalement au point face à nos besoins.

Au départ, nous avions planifié de faire de Chariot un jeu disponible uniquement sur la console WiiU et nous avons réalisé assez tôt que ce n’était pas possible de faire un jeu seulement pour cette plateforme. À l’époque, la WiiU était un échec sur le plan des ventes, mais quand nous avons lancé le projet cette console n’était pas sortie et on ne pouvait pas le savoir. Alors quand la WiiU est sortie nous avons décidé d’essayer de développer notre jeu sur toutes les plateformes (PS4, Steam, XBOX ONE et WiiU). Nous avons décidé de travailler avec notre propre engin qui est excellent, mais qui n’était pas prêt à l’époque. Nous avons donc pris une pause de 6 ou 7 mois, pour arrêter le projet complètement le temps que l’équipe de R et D (recherche et développement) fasse toutes les modifications à l’engin qui nous permettraient de recommencer à travailler sans perdre du temps à attendre toujours après la technologie nécessaire pour l’engin. L’équipe de R et D a continué à travailler tout le long de la production pour être toujours à jour et toujours nous supporter. Tout cela représente une période d’un peu plus de trois ans du début à la fin. Du moment où nous avons recommencé à travailler, à rebâtir l’équipe, et à arriver à l’idée des personnages actuels, cela a duré plutôt un an et demi environ.

Je me rappelle l’année dernière au Game Developper Conference (GDC) je suis allé voir la conférence d’un de mes amis Manveer Heir qui est développeur chez Bioware. C’est un américain d’origine indienne et une grande gueule. Il est connu dans l’industrie et il est un guerrier de la justice sociale. C’est vraiment quelqu’un qui va toujours dire « Sérieusement, il faut ouvrir à la diversité, il faut défendre les femmes ». C’est vraiment quelqu’un avec qui je partage beaucoup d’opinions philosophiques sur ce plan. Au GDC l’année dernière, au mois de mars 2014, il a donné une conférence là-dessus et il était enflammé. Ça a été un gros succès et plusieurs articles sont sortis ensuite là-dessus. Et j’étais fier parce qu’avant qu’il ne donne cette conférence là, quelques mois auparavant, nous avions déjà décidé d’avoir un personnage féminin dans le jeu Chariot. Nous n’avons pas révolutionné le monde, mais nous avons tout de même pris une décision importante, celle de dire « pour nous c’est important d’avoir un personnage féminin qui est le personnage principal ». Même si les deux personnages sont jouables et que les gens peuvent choisir entre le personnage féminin ou masculin s’ils jouent seuls, par défaut, la princesse est le personnage principal. Dans tout ce qu’on dit au sujet du jeu, dans toutes les entrevues, ça a toujours été clair que la princesse est le personnage principal.

Alors j’étais très fier après cette conférence de Heir. Quelques semaines après, Anita Sarkeesian a lancé son vidéo Tropes vs Women in Video Games qui n’était pas son premier, mais qui a été celui qui a vraiment mis le feu aux poudres avec tout ce qui a suivi. 2014 a été une grosse année, suivre tout ça c’est assez terrible. Mais je suis très fier d’avoir opté pour la diversité il y a bien longtemps et de continuer à défendre ça. Et je suis en train de travailler sur un nouveau projet présentement et nous avons pris la décision dès le départ de laisser les joueurs choisir entre un personnage masculin ou féminin comme personnage principal, un peu comme dans Mass Effect. Donc, c’est l’équivalent de Sherpard et FemShepard, mais nous avons décidé de faire un jeu complètement différent. Un des personnage principal a la peau brune, et, selon le modèle habituel, il n’y a aucune raison pour que ce soit le cas, car le jeu se déroule dans un univers merveilleux, fantastique, médiéval et il semble que dans l’imaginaire traditionnel cette période  ne comptais que des humains à la peau blanche, ce qui est en soit ridicule.

Mais je suis d’accord avec la notion de « pourquoi pas? » À la question « pourquoi?» Je réponds « pourquoi pas? ». Généralement personne ne peut me donner de bonnes raisons. Si on me dit « Il n’y a avait pas de noirsà l’époque médiévale » je réponds « Je ne sais pas et je m’en fous car  il n’y avait pas de dragons non plus, ou de gobelins! ». Donc on oublie cela d’emblée et on s’éclate. Et c’est quelque chose que j’essaie de promouvoir auprès des artistes de concepts qui travaillent avec moi. Le défaut c’est toujours de représenter des personnages blancs. Je leur demande « voudrais-tu essayer autre chose? Gâte-toi dans tes sketchs! Les personnages peuvent avoir des traits asiatiques, afro-américains, etc. ». Ils ne seront peut-être pas retenus, et le but n’est pas de cocher des listes, mais si nous ne faisons pas l’exercice et que nous ne prenons pas l’habitude de le faire, nous allons continuer à répéter tout le temps les mêmes clichés. Puis je pense que présentement ça bouge et je vais continuer à pousser dans cette direction-là.

Ce n’est pas évident parce qu’on est à Québec ici et, soyons clairs, il y a quoi, 1% de personnes qui ne sont pas blanches et francophones à Québec? Il y en a plus depuis quelques années, mais cela reste minuscule. Donc, ça reste une habitude : on croise des gens au travail, on croise des gens dans l’autobus, on croise des gens à l’école, un peu partout, et qui sont ces personnes? Des personnes blanches. Alors, particulièrement à Québec, le réflexe de représenter ce qu’on a autour de nous, j’imagine, est naturel. Mais chez Frima, nous créons des jeux qui s’adressent au monde entier. Dans n’importe quelles villes aux États-Unis, la population n’est pas aussi homogène qu’ici. Ailleurs au Canada, à Montréal, à Toronto, à Vancouver, la population n’est pas homogène. Pourquoi est-ce qu’on ferait un truc complètement homogène tout le temps? Et même dans les jeux qui sont produits dans des studios situés dans les grandes villes, c’est ce qu’on retrouve généralement. C’est souvent une homogénéité qui n’est vraiment pas représentative des milieux dans lesquels les jeux sont produits.

MPR : Du côté des joueurs et des personnes qui ont testé Chariot, quelles ont été les réactions par rapport au fait que le personnage principal soit féminin?

MB : En général, c’est que du positif. Il y a quelques personnes qui ont souligné ce fait en disant que c’est vraiment super, mais en général les gens ne le mentionnent pas si souvent que ça. Ce qu’ils mentionnent c’est l’absurdité de l’histoire, le fait qu’on transporte un cercueil avec un cadavre à l’intérieur accompagné d’un fantôme. C’est vraiment plutôt ça qui prend le dessus. Et c’est certain que quelques personnes mentionnent de temps en temps que c’est vraiment cool que le personnage principal soit féminin et que la princesse est vraiment chouette. Mais ce n’est pas quelque chose qui est ressorti très clairement.

MPR : Felicia Day vous donne une belle visibilité!

MB : Felicia Day et son frère Ryon Day ont d’ailleurs publié cette semaine un vidéo Co-Optitude incroyable via Geek & Sundry. Elle a tripé sur notre jeu dès la première fois qu’elle est tombée dessus par hasard au E3 (Electronic Entertainment Expo) et elle et son frère sont nos admirateurs numéro 1. Bien entendu, c’est le fun d’avoir des admirateurs qui s’adressent à un si grand auditoire. Mais je pense que la plupart des gens qui ont joué à Chariot tripent. L’essayer c’est l’adopter. Ce que je trouve difficile c’est de voir que la plupart des gros sites de l’industrie ont généralement ignoré Chariot ou du moins ils n’ont pas pris la peine d’en faire une critique et je ne comprends pas pourquoi. Je me dis « s’ils ignorent ce jeu-là, qu’est-ce qu’il faut que je fasse? » C’est assez déprimant…

MPR : Est-ce qu’il y a des aspects qui ne sont jamais abordés dans les entrevues que vous avez faites pour promouvoir Chariot et que vous trouvez intéressants?

MB : Ce n’est pas arrivé tant que ça que les gens abordent ce dont nous venons de discuter quant au personnage féminin et tout le processus de réflexion par rapport aux personnages, etc. J’ai participé à quelques entrevues écrites auxquelles j’ai répondu avec de courts paragraphes sans aller autant dans les détails que dans la présente entrevue. C’est ne sont pas des questions qui nous ont été posées tellement souvent.

Nous parlons souvent des mêmes choses en entrevue : du fait que c’est Philippe qui a eu l’idée, notre manière de travailler, du fait qu’on a mené à bien le projet d’un des employés de Frima, le processus peu de création ou le fait qu’on a travaillé sur plusieurs plateformes. C’est particulier d’ailleurs. Les gens nous trouvaient un peu fous de rendre Chariot disponible sur toutes ces plateformes (XBOX ONE, Steam, PS4 et WiiU), ce qui était un peu casse-gueule selon moi.

Les gens nous posent souvent des questions par rapport à nos sources d’inspiration pour notre jeu. Ils veulent des noms d’autres jeux qui nous ont inspirés et c’est difficile de leur en nommer parce qu’il n’y a pas vraiment eu d’inspiration claire. Nous ne nous sommes pas dit « nous allons faire un jeu comme celui-là ». Bien entendu, Little Big Planet est un des gros platformer physique qui existait avant que nous créions Chariot, mais nous ne pensions jamais faire quelque chose qui s’en rapproche sur le plan du budget et de la qualité. Finalement, je suis content, car certaines personnes comparent favorablement Chariot à Little Big Planet, ce qui est un honneur. Je trouve que c’est un jeu qui est magnifique, mais nous ne nous en sommes pas inspirés parce que nous voulions faire quelque chose de très différent à plusieurs niveaux. Évidemment, il y a certaines similarités, notamment certaines parties du jeu qui doivent être jouées à deux. En fait, nous avons décidé de nous assurer qu’il soit possible de réussir ces parties du jeu même en jouant seul dans Chariot. Même si c’est pratiquement impossible, techniquement cela peut se faire. Dans Little Big Planet un joueur seul ne peut absolument pas réussir certaines parties du jeu, c’est impossible, alors que dans notre jeu c’est peu probable, mais cela peut se faire en jouant avec les gadgets et les lois de la physique.

L’humour de Monkey Island nous a inspirés, mais en même temps nous ne l’avons pas calqué. Ce sont des petites influences et il n’y a pas vraiment de jeu que nous avons voulu émuler. Notre objectif était de faire quelque chose de vraiment différent. C’était un peu fou dans le sens qu’il y a une « écœurite » aiguë des jeux indie physics platformers. Si tu commences à expliquer que ton jeu est un physics platformers la moitié des gens s’en vont avant la fin de ta phrase. Oui, il y en a eu plusieurs, mais en même temps c’est un genre. On peut se tanner des jeux de course et des FPS (first person shooters) aussi, mais en même temps ce sont des genres. C’est comme les Westerns. Il va toujours il y avoir des films westerns, ou des films de science-fiction et des comédies : ce sont des genres, il va toujours en exister, c’est normal. Mais en ce moment il y a une mode chez les joueurs de dire qu’ils sont écœurés de ces jeux-là. D’accord, mais la plupart des gens disent de notre jeu « Mais ce jeu-là est vraiment unique et vous devriez y jouer ». La plupart des critiques vont parler de cet aspect et les auteurs vont dire « pas encore un autre physics platformer indie! Mais sérieusement, celui-là jouez-le! Il est incroyable et unique ». Cela fait plaisir, même si j’ai de la difficulté à comprendre pourquoi les gens sont aussi écœurés de ce genre : un bon jeu est un bon jeu!

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Merci à Martin Brouard pour cette entrevue très intéressante!

Pour en savoir plus :

 Images originales tirées du site officiel de Chariot.

About Marie-Pierre Renaud

I am an anthropologist living in Quebec city, Canada. I specialize in native studies and anthropology of health. I am a geek. I founded and now co-manage The Geek Anthropologist blog. I am working on transforming my memoir into a book and journal articles. I like to knit while watching Star Trek. Reach out to me for collaborations! https://mariepierrerenaud.co/

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